La poésie est elle seulement l'expression des sentiments?
Posté par Nolan, mise à jour le 20/07/2016 à 01:33:58
La poésie est elle seulement l'expression des sentiments?Posté par camille
INTRODUCTION:Le mot poésie vient du verbe grec poiein qui signifie "produire", "créer". Le poète se donne un pouvoir d'invention et de création verbale en exploitant toutes les ressources de la langue. La poésie est donc un travail sur les mots, un art du langage qui vise à exprimer ou suggérer quelque chose, en jouant sur les sonorités, le rythme, la musicalité. A l'origine, la poésie était chantée accompagnée d'une lyre, ce qui a donné naissance à la notion de poésie lyrique. Aussi pense-ton souvent que le poète cherche à faire partager ses sentiments et ses émotions. On peut néanmoins se demander si l'expression des sentiments personnels rend compte de l'ensemble de la littérature poétique. La poésie consiste-t-elle seulement dans l'expression des sentiments?
Certes, la poésie sert souvent l'expression d'un "moi" intérieur. Mais elle est également en lien avec le monde, comme pour la poésie engagée par exemple. C'est également une clé de compréhension du monde.
I- Certes la poésie consiste en partie à exprimer des sentiments:
La poésie est un moyen pour le poète d'extérioriser ses sentiments, notamment par le biais du registre lyrique. Elle lui permet d'exprimer l'authenticité de ses émotions, de sa sensibilité, de son intimité.
Tout, d'abord, le lyrisme est ainsi une tonalité majeure de la poésie, et se retrouve partout, du Moyen Age où les troubadours chantaient l'amour, jusqu'au XXème siècle avec des poètes tels qu'Aragon ou Eluard. Or, la poésie prend son origine dans le mythe d'Orphée qui ancre la poésie dans l'expression des sentiments. Ses vers et sa lyre exprimaient ses émotions et notamment sa souffrance à la mort de son épouse Eurydice. Sa poésie suscitait à son tour l'émotion de ceux qui l'écoutaient, jusqu'aux bêtes féroces qui étaient domptées et jusqu'aux roches qui pleuraient. Aussi, dès l'origine et jusqu'à aujourd'hui, la poésie est placée sous le signe de l'expression des sentiments.
De plus, la poésie lyrique est centrée sur le "moi", chante le malheur, le bonheur, les doutes et les craintes du poète. Elle permet au poète de faire part des émotions intenses, des sentiments, de l'affectivité qui caractérisent l'être humain. Par exemple, au Moyen-Age, Christine de Pisan dit ainsi "Je chante pour dissimuler mes sentiments". Le poète, par l'utilisation du "je", se place en position centrale. A travers ce "je" auquel chacun peut s'identifier, il incarne la condition humaine au travers de l'expression des sentiments, le plus souvent dans la souffrance.
La poésie est en effet souvent reliée à des sentiments mélancoliques ou de désespoir. Pour Musset, l'inspiration poétique proviendrait même de cette souffrance : "Les plus désespérés sont les chants les plus beaux", écrit-il. Là aussi, depuis le mythe d'Orphée, la poésie est placée sous le signe de la perte, notamment de l'être aimé. Le thème privilégié, surtout chez les romantiques mais aussi chez les poètes des courants suivants, est alors celui de l'amour. Les femmes inspirant cet amour, dans le bonheur ou dans la souffrance, sont parfois devenues de véritables muses, comme Jeanne Duval pour Baudelaire ou Elsa pour Aragon. Apollinaire, dans Le Guetteur Mélancolique, crie sa douleur de ne pas être aimé et apostrophe "ô mon cœur". Le poète se montre comme un être malheureux, mais l'amour n'est pas la seule cause de son désarroi. Il s'agit parfois d'un mal plus abstrait, plus profond : le spleen. C'est un état d'insatisfaction générale de l'âme, une sensation de vide, d'inachèvement. Au XIXème siècle, de nombreux poètes ressentent un manque essentiel, un besoin d'idéal ou d'ailleurs qu'ils ne peuvent exprimer qu'à travers la poésie. Baudelaire évoque ainsi dans Spleen les "longs ennuis" et "l'Angoisse atroce", qui qualifient son mal-être, son mal de vivre. En plus de ce dégoût du monde, le poète recherche parfois un idéal, un monde meilleur. Baudelaire, dans le poème Elevation, exprime ainsi son désir d'ascension vers un idéal qu'il ne peut trouver sur Terre. Stéphane Mallarmé, dans Poésies, ressent des tourments si profonds que seule la mort lui paraît libératrice : "j'ôterai la pierre et me pendrai". La poésie se fait alors plainte élégiaque. Mais au-delà du sentiments, la poésie peut explorer l'inconscient qui agit sur nous, à notre insu. La poésie peut alors être l'occasion de s'explorer, de se rechercher, comme Rimbaud quand il affirme que "je est un autre". Au début du XXème siècle, Nerval amorce le mouvement du surréalisme, qui donnera naissance à des poèmes insolites, dominés par des métaphores étranges. Les poètes surréalistes sont en quête d'eux-mêmes, et donnent libre cours à leur inconscient notamment par le biais du poème en prose. Par exemple, Breton, dans le poème "Ma femme", cherche à décrire sa relation à travers des associations surprenantes mais révélatrices: "Ma femme aux yeux de bûches sous la hâche" etc..
La poésie permet donc ainsi au poète d'exprimer les sentiments, historiquement tout d'abord, ensuite dans ses thèmes, que ce soit dans l'amour ou le spleen et enfin dans la quête de soi-même.
II-Cependant, la poésie ne se limite pas à sa fonction expressive:
Cependant, la poésie n'est pas centrée uniquement sur les émotions du poète. La poésie engagée, est un outil qui permet au poète d'exprimer ses opinions politiques et d'inciter le lecteur à l'action, afin de changer la société. Mais la poésie lui permet aussi de faire le lien entre l'homme et la nature et de mieux comprendre le monde. Enfin, la poésie permet de faire réfléchir sur le langage humain.
Tandis que certains auteurs comme Verlaine refusent que la poésie soit au service d'un engagement et revendiquent "de la musique encore et toujours!", d'autres écrivains se servent de la poésie pour leur militantisme, et mettent la force de l'écriture au service de leurs idées. Cette poésie engagée prend son essor surtout au XIXème siècle chez les Romantiques, après la révolution. Ainsi, Victor Hugo dénonce Napoléon III dans Napoléon le Petit, et les horreurs de la guerre avec, par exemple, L'Enfant. En effet, la forme poétique renforce la puissance de l'argumentation, permet de susciter colère et pitié chez le lecteur. L'utilisation d'images poétiques telles que "son crâne était ouvert comme un bois qui se fend" dans Les Châtiments, ajoute de l'émotion et augmente les chances de convaincre le lecteur par rapport à une autre forme littéraire. La poésie peut donc aider le poète à susciter une action, à éveiller la conscience de ses contemporains. Louis Aragon, dans "Plus belle que les larmes" utilise une poésie militante et satirique pour à la fois dénoncer l'Occupation et la censure et appeler à la résistance. Avec la poésie engagée, le poète n'exprime plus seulement ses opinions et sentiments personnels : il agit pour transformer une société qui le révolte. Toutefois, cela ne s'oppose pas à l'expression des sentiments. On peut le constater par exemple dans l'œuvre "Remontrance au peuple français" de Ronsard, car l'engagement s'associe à l'expression de l'indignation du poète ("c'est assez c'est assez guerroyé")
Bien qu'elle puisse exprimer des opinions politiques et idéologiques, la poésie reste tout de même une création artistique qui peut également être une clé de compréhension du monde. Le poète, tel que Baudelaire dans L'Harmonie du Soir, peut faire pour ses lecteurs un lien avec la nature, afin de nous redonner un regard neuf sur le monde. Par un système d'échos et de correspondances, le poète nous montre l'unité qui peut exister dans le monde, le lien entre tous les éléments qui le composent, et peut-être tente de nous révéler une part du mystère de ce monde. La poésie permet aussi de réunir des réalités en apparence totalement différente et de transformer le beau en laid. Dans "Une Charogne", le poète rapproche la femme aimée de la pourriture pour réfléchir à la mort et à l'éternité. En même temps cette charogne devient une objet hautement poétique, vivant, musical et chatoyant. De même, Henri Michaux dans la "Paresse" renouvelle l'image du paresseux pour en faire un être doté d'une âme rêveuse, capable de voir et de sentir ce que la vie quotidienne nous empêche de voir. La poésie est donc cet art qui permet de restaurer les rapports perdus ou de créer de nouveaux rapports afin que le monde retrouve son sens. Le poète est donc presque un être supérieur, privilégié, doté du pouvoir de changer la vision des gens sur le monde. Par exemple, Francis Ponge, se rapproche du réel en décrivant des objets issus de la vie quotidienne, par exemple du pain, dans Le Parti pris des Choses. Il nous amène ainsi à modifier notre perception d'un objet en apparence trivial que nous ne voyons plus, en nous le présentant de manière inattendue. Que ce soit pour des vérités abstraites ou au contraire pour le quotidien le plus concret, Rimbaud, dans sa Lettre à Paul Demeny, dit ainsi "Le Poète se fait voyant
Enfin, on peut se demander si la poésie n'a pas pour fonction essentielle de réfléchir et de nous faire réfléchir sur le langage. Ainsi le poète peut rechercher une harmonie sonore, rythmique et visuelle, entre le langage et d'autres arts, par exemple avec l'utilisation de calligrammes comme chez Apollinaire. La poésie peut aussi nous faire réfléchir sur les mots que nous utilisons tous les jours mais qui perdent leur puissance à force d'être utilisés. Elle va donc jouer sur des expressions connues pour les détourner et nous faire réfléchir. Par exemple, Aragon, dans "Plus belle que les larmes" emploie l'expression toute faite "un bruit à réveiller les morts". Mais dans le contexte de 1942, et avec la rime "remords", on comprends que ces morts sont réels et désignent toutes les victimes de la guerre. Autre exemple, Forneret va détourner une charmante comptine et un proverbe ("si tu as faim, mange ta main") pour offrir une peinture saisissante et cruelle de la pauvreté. La poésie apparaît donc comme l'art qui permet, comme le Lombric de Roubaud, que nos paroles ne soient pas creusent et comme mortes.
Pour conclure, on peut affirmer que la poésie est historiquement associée à l'expression des sentiments mais cette expression ne doit pas occulter la dimension militante et réflexive de la poésie.
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